Mille six cent vingt-trois.  C’est le nom que je porte désormais. C’est le numéro qui figure sur le petit papier fatigué qui m’a été remis lorsque mon tour est venu.

J’ai tendu la main comme je l’ai fait à de trop nombreuses reprises, de façon plus mécanique encore depuis l’apparition de ce fichu virus, occasion rêvée pour les autorités de restreindre ma liberté de mouvement, et celle de tous les autres dans le camp surpeuplé où j’ai stagné depuis mon arrivée en Grèce.

J’ai tendu la main et j’ai laissé glisser entre mes doigts les quelques espoirs qui avaient réussi à survivre jusque-là. Et avec eux, juste avant de franchir la porte de ce camp flambant neuf financé par l’Union Européenne, mon âme et mon cœur qui n’auraient pas, je le savais, survécu au destin qui serait le mien désormais. Celui d’une femme à qui l’on avait petit à petit volé son humanité, contenue dans un corps qu’elle ne reconnaissait plus.

Dans une autre vie, je m’appelais Bushra. J’étais une femme libre, originaire d’un pays qui ne tolère pas que les femmes pensent par elles-mêmes, se battent pour des idées, revendiquent leur autonomie. « Chez moi », il n’est accordé aux femmes que le seul droit d’enfanter, d’assurer le maintien du foyer. Et de servir le thé aux nombreux invités de passage bien sûr, mais toujours le visage partiellement dissimulé sous un voile sombre que j’avais très jeune déjà rejeté.

Je me suis enfuie avec des rêves plein la tête, riche et fière de tous mes combats, de quelques réussites aussi. Je garde de moi le souvenir d’une jeune adulte qui, à plusieurs reprises, avait été choisie par notre groupe de militantes pour exprimer haut et fort nos revendications sur une chaîne YouTube que nous alimentions dans la clandestinité. Me dévoiler, dans tous les sens du terme, avait rapidement fait de moi une cible à éliminer.

J’ai donc fui en direction de « l’Eldorado », continent des droits humains, convaincue de pouvoir là-bas continuer à livrer un combat essentiel à mes yeux pour briser les chaînes de toutes celles qui, au pays et ailleurs encore, continuaient de souffrir en silence.

Je porte désormais le numéro mille six cent vingt-trois.

Je suis le numéro mille six cent vingt-trois.

Et je choisis, en ce dernier jour de la troisième décennie d’un siècle qui aurait pu être celui de tant de renouveaux, de n’être plus qu’un corps dans une file d’attente, d’abandonner derrière le grillage ma capacité à penser, ma capacité à ressentir, ma capacité à aimer, ma capacité à souffrir.

  • « Mille six cent vingt-trois !»

L’homme me tend une couverture, inscrit quelque chose dans le carnet qu’il tient dans ses mains, pointe du doigt un container partiellement occupé déjà. « Toi, tu vas là !»

Dois-je prétendre avoir eu de la chance ? Le voyage à travers les montagnes en direction de la frontière turque s’était déroulé dans ce que l’on pourrait considérer comme de bonnes conditions. Certes, nous avions marché des heures durant, mes pieds saignaient, il faisait froid. La nourriture et l’eau que nous portions sur notre dos étaient rapidement venues à manquer, il avait fallu abandonner en route une partie de nos effets personnels pour voyager plus léger, avancer plus vite. J’avais pris soin de mettre bien à l’abri dans un sachet de plastique mon téléphone portable, et la photo de Farida prise peu avant mon départ. Elle était avec moi Farida, et chuchotait à mon oreille les mots d’encouragement pour me permettre de continuer à mettre un pied devant l’autre. Le voyage fut rude, nous n’avions été contraints d’abandonner quelqu’un sur la route : ni un vieillard épuisé, ni même une femme enceinte sur le point d’accoucher. Nous étions partis à vingt-six et nous étions arrivés tout autant de l’autre côté de la frontière. Une forme de victoire – ou de chance – que j’avais aussitôt communiquée à mon amie chérie. « Jusque-là tout va bien ! Je t’aime !»

Enfant déjà, j’étais fascinée par l’art et les cultures de ces peuples qui nous étaient souvent décrits comme « des ennemis à combattre pour permettre à l’islam de se répandre sur la terre entière, et de la sauver ! ». Lorsque notre enseignant brandissait des images de femmes vêtues à l’occidentale, ou de figures religieuses supposées orner les églises de « l’ennemi », mes camarades, eux, brandissaient leur poing, les yeux pleins de colère. « Ne montre pas tes jambes ! Impures ! L’islam ne tolère aucune image sainte, impure ! ».  Moi, ces images me donnaient des ailes ! Je devenais l’oiseau majestueux, infatigable, parcourant des milliers de kilomètres à la quête de trésors et de beauté. Sans doute cette fascination a-t-elle joué un rôle déterminant dans l’amitié qui, quelques années plus tard, allait naître de ma rencontre fortuite avec Farida. T’en rappelles-tu, mon amour ?

Farida n’avait pas, comme moi, été cantonnée à la maison la puberté une fois atteinte, en attendant qu’un époux lui soit attribué. Elle avait achevé sa scolarité, soutenue par une mère enseignante. Farida qui chante, Farida qui danse, Farida qui rit, qui pleure, qui donne, généreuse… Farida qui aurait pu se contenter d’évoluer dans le milieu qui était le sien, bien plus ouvert que celui d’une majorité d’entre nous, mais qui avait choisi de s’engager dans le combat pour la liberté de toutes les autres.

Chez Farida, il y avait une bibliothèque, dans un coin un peu sombre de la maison. Nous passâmes ensemble des heures à tourner et retourner les pages, à décrypter des textes dans une langue qui n’était pas la nôtre. Un ouvrage en particulier retenait à chaque visite toute mon attention. Un livre relié à l’ancienne, qui nous ouvrit toutes grandes les portes de Constantinople, sise entre deux cultures, et qui devint en quelque sorte le symbole de celle que je souhaitais devenir : une composition originale et unique, élaborée à partir des multiples expériences que je pourrais vivre où que je sois. Je devenais alors à tour de rôle icône, fresque, sculpture contemporaine, tellement plus encore.

Lorsque nous atteignîmes Istanbul quelques jours plus tard, il ne fut bien sûr pas question de partir à la découverte de la ville. L’idée même de le faire ne nous avait pas effleuré l’esprit. Notre passeur nous déposa devant un vieil immeuble décrépit dans un quartier de la périphérie. Un autre homme, tout aussi rude, prit le relais et nous intima l’ordre d’éteindre nos téléphones portables avant de nous installer dans la pièce qui nous était réservée. Je me suis alors envolée dans le souvenir des images qui virevoltaient dans mes pensées comme autant de papillons d’une légèreté inégalable, admirant les icônes de Sainte-Sophie, les fresques anciennes de l’église de Khora, me nourrissant de couleurs et d’harmonies, des observations que je collectionnais assise sur une terrasse au bord du Bosphore, de voix, de musiques aussi, comme autant de souffles qui firent de ce mois d’attente – le confinement avant le confinement ! – un espace serein.

Lorsque l’on nous indiqua que nous allions être déplacés, j’interrompis avec regret mon voyage intérieur. J’avais perdu toute notion du temps, et fus surprise d’apprendre que quelques jours seulement nous séparaient de la nouvelle année. L’idée de ce passage vers un avenir que je concevais comme plus lumineux me permit de réunir les forces nécessaires à affronter ce que je savais être périlleux. Traverser les quelques kilomètres qui séparent la Turquie de la Grèce n’est pas une mince affaire, à moins d’avoir entre les mains un passeport reconnu et un billet de ferry !

Notre passeur suivant choisit de nous faire embarquer le 31 décembre 2019. « Les garde-côtes auront autre chose à faire que de surveiller la mer », affirma-t-il. « Ils vont faire la fête, et vous aurez pleine vue sur les feux d’artifices de tous les côtés ! ».

La traversée s’amorça dans une relative tranquillité. Les quelque quarante passagers scrutaient la nuit noire pour y trouver un petit quelque chose à quoi se raccrocher, ne serait-ce qu’une étoile plus scintillante que les autres dans le ciel. Certains priaient, d’autres berçaient leur enfant. Les larmes coulaient en silence comme pour adoucir la brume salée qui recouvrait les visages.

Peu après le départ, des feux d’artifice colorèrent les côtes à droite et à gauche. Mais personne n’y prit garde. Tous étions occupés à survivre.

Lorsque les garde-côtes turcs nous repérèrent, poursuivirent notre embarcation en nous intimant l’ordre de faire marche arrière, nous menaçant même de leurs armes, nous fîmes la sourde oreille, affrontâmes les vagues en suivant les directives de notre passeur, « ne vous arrêtez pas ». Tous étions occupés à survivre.

Bientôt nous atteignîmes les eaux grecques. Les larmes se firent plus vives, les pleurs bruyantes, les prières reconnaissantes. Lorsque l’on nous prit en charge près du port de la petite île de Chios, chacun eut alors l’impression trompeuse d’avoir enfin atteint son paradis.

Quelques heures plus tard, on nous déplaça dans le camp, planté au milieu d’oliveraies qui s’éveillaient dans la douceur du jour naissant. C’est là que j’ai appris à tendre la main…Pour inscrire sur un document froissé mes empreintes digitales, saisir le drap mince que l’on me tendit en guise de couverture, obtenir une barquette de nourriture parfois avariée, saisir le petit papier sur lequel on avait inscrit la date et l’heure de mon entretien d’asile, vingt-huit mois plus tard. Un entretien qui, le temps de quelques 30 minutes, allait signer ma condamnation. Refusée.

L’apparition du COVID en avril 2020 marqua un nouveau tour de vis. Confinement. Des militaires armés s’assuraient que personne ne franchisse les limites du camp. Ceux d’entre nous qui s’aventuraient à l’extérieur, ne serait-ce que pour grappiller quelques figues, se voyaient infliger une amende équivalente à près du double des indemnités mensuelles consenties, mais surtout risquaient de voir leur demande d’asile être refusée sous prétexte de manque de collaboration. Confinement prolongé à des multiples reprises, alors même qu’aucun cas n’avait été identifié sur l’île. De mois en mois d’abord. D’année en année ensuite. Nous nous étions engouffrés dans un entonnoir qui nous avala bâillonnés, sans que personne ne s’en inquiète. Dans tous les camps de réfugiés des îles de la mer Egée, les droits humains étaient désormais bafoués sans que personne ne le dénonce. Nous fûmes sacrifiés sur le bûcher de l’Union Européenne qui se réjouissait désormais de ne plus avoir à nous accueillir ou à nous refouler à ses frontières.

Lorsque les camions de l’armée grecque apparurent à l’horizon ce matin du 31 décembre 2020, lorsque l’on nous demanda de rassembler nos affaires, lorsque l’on nous ordonna de nous mettre en rang avant de prendre place dans les véhicules, personne ne songea même à poser la moindre question. Nous nous étions terrés dans le silence depuis trop longtemps.

J’ai regardé défiler sous mes yeux les paysages poussiéreux sans qu’aucune image ne réanime ma mémoire. Farida même se tut.

Passé la porte de ce camp fermé où je devrais attendre mon renvoi,

j’ai simplement

arrêté

de respirer…

Les quatre chiffres de mon nom s’envolèrent portés par mon ultime souffle vers un autre Eldorado.

 

Mary Wenker