Il était presque 22h30 lorsque le téléphone Alpha a sonné ce soir-là. Avoir le téléphone Alpha, c’est être en alerte durant 24 heures. Répondre à toutes les demandes. Celles de l’équipe (signalements de situations d’urgence), des différents partenaires. C’est aussi et surtout avoir la charge d’organiser une équipe lorsqu’un bateau arrive.

Durant la matinée, un appel avait déjà été lancé : un bateau et 60 personnes récupérés dans les eaux grecques. 60 personnes pleines d’espoir à accueillir dans le port. Cinq heures passées à assumer la mission qui est la nôtre à Chios : attendre le bateau, accueillir les nouveaux arrivants, leur fournir eau et nourriture, vérifier leur état de santé, au besoin les signaler à l’équipe médical. Repérer les mineurs non-accompagnés et autres personnes vulnérables (personnes souffrant de handicaps, femmes seules, personnes âgées). Les regarder s’en aller le cœur toujours serré malgré le cumul d’expériences, ce bus qui les emmène dans le centre de Vial où l’on procédera à leur enregistrement.

Il faisait donc nuit noire lorsque le téléphone a sonné, annonçant le second bateau de la journée. Cette fois-ci, il s’est échoué sur une plage, dans une station touristique de l’île. Lorsque nous sommes arrivés, les derniers passagers quittaient l’embarcation de fortune. Sentir le sable coller sous les chaussures, peiner à avancer, entendre les cris et les pleurs d’enfants, la peur au ventre à l’idée de se retrouver face à une situation dramatique… Des images qui m’ont poursuivies alors que quelques heures plus tard, je cherchais à m’endormir, espérant qu’un nouvel appel, et donc une nouvelle arrivée, ne viendrait troubler une nuit déjà trop courte.

Nous étions peu nombreux dans l’équipe de Chios Eastern Shore Response Team (CESRT) en ce début mai. Une petite douzaine. Sachant qu’une équipe de garde compte 6 personnes, qu’il est difficile d’assumer ce rôle plus de deux nuits de suite, la fatigue se fait ressentir. Soixante nouveaux arrivants, cela représente une charge importante : la nourriture usuelle à promouvoir (un sachet comportant une croissant au chocolat, une barre de céréales, un jus de fruits), l’eau. La pizza lorsque les bateaux arrivent de nuit, que les réfugiés sont restés parfois deux jours sans manger, cachés dans la forêt, sachant qu’ils ne recevront rien durant les heures qui suivent dans le centre d’enregistrement. Chaque arrivée représente un coût de quelques 600 euros, sachant que CESRT dispose d’un stock de vêtements spécialement acquis pour changer rapidement toutes les personnes mouillées (des survêtements aisément utilisables sans être trop précis sur les tailles)..

Les arrivées de bateaux constituent un stress non négligeable. Dans le feu de l’action, nous faisons tous abstraction de nos émotions. Le calme retrouvé, les images remontent. Il importe de debriefer. Et d’être prêt à mener tous nos autres projets… Donner des cours de langues dans le Language Center pour certains, accueillir parents et enfants dans la Children’s House pour d’autres, dresser la liste des besoins dans le camp de Souda et les appartements loués par le UNHCR, distribuer les vêtements, sachant que CESRT est la seule organisation à assumer cette tâche à Chios. Préparer quelques 100 litres de thé en utilisant trois bouilloires, aller le distribuer à Souda en profitant de ce moment pour tisser des liens, vivre de plein fouet l’humanité que nous cherchons à promouvoir, et parfois essuyer des réactions agressives, peut-être parce que notre liberté renvoient les résidents de ces camps surpeuplés à leur impossibilité de se reconstruire une vie, à cet immobilisme engendré par les politiques. Certains y vivent depuis plus d’un an, depuis l’entrée en vigueur de l’accord établi avec la Turquie.

Dans un peu plus d’un mois, les ONG internationales (UNHCR, Save the Children, Médecins du Monde) quitteront les îles grecques, et donc Chios. La gestion de cette crise migratoire incombera aux autorités locales, qui ont déjà bien à faire avec une situation économique catastrophique. CESRT, en tant qu’équipe indépendante locale, restera sur place bien sûr. Et sera sans doute amenée à combler plus de manques encore, en ne pouvant bénéficier d’aucune subvention. Il va sans dire que nous appréhendons tous cette transition. Et que plus que jamais, CESRT et CHOOSEHUMANITY ont besoin de soutien financier, une forme de solidarité de nous tous qui avons la chance de pouvoir vivre dans un environnement paisible et de nous y épanouir, même si parfois, la vie n’est pas si simple pour nous non plus.

Une pensée pour vous tous, qui soutenez notre travail, partagez nos valeurs, choisissez comme nous l’humanité dans le sens le plus profond du terme. MERCI !

Mary Wenker